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Lorsqu’on se
propose d’étudier le « monde de la jongle », il est important de clarifier
le sens à que l’on attribue à « jonglage », « jonglerie »,
« jongle », ou encore « jongleurs ». Dans cette enquête
empruntant ses outils à l’anthropologie sociale, nous avons défini notre objet
d’étude, la « jongle » comme une notion abstraite englobant le
« jonglage » en tant que pratique corporelle et les
« jongleurs » en tant que groupe social d’individus pratiquant le
jonglage. Quant à la « jonglerie », elle dénote pour nous l’aspect
moteur de la pratique, c’est cette terminologie que nous utilisons lorsque nous
parlons pédagogie et didactique.
Article proposé par Pierre
Gastelais (merci a lui)
Deux années de
recherches articulant lectures sociologiques et spécifiques au cirque et au
jonglage, observations de jongleurs et regroupements de jongleurs, entretiens
avec des personnes impliquées dans ce monde tant du point de vue artistique
qu’institutionnel, ont ainsi abouti à une analyse thématique autour de trois hypothèses :
-
Le jonglage d’aujourd’hui se construit sa
propre identité artistique, inscrite dans la contemporanéité, parallèlement au
cirque.
-
Les jongleurs constituent un groupe social et
se construisent une identité de type communautaire.
-
Le monde de la jongle englobe ces deux
dimensions, il prend son sens à l’intersection de ces deux processus
d’identification : communautaire et artistique.
Dans un premier temps nous nous proposons de comprendre le jonglage pour donner du sens à sa dynamique artistique. Tout d’abord, le processus
artistique de fusion des arts et de valorisation du corps est au centre de la
dynamique contemporaine. Le mélange de diverses formes artistiques est même un
moyen efficace de mettre le corps du jongleur au premier plan puisque le regard
du spectateur n’est plus exclusivement centré sur les objets en mouvement. De
plus, par une volonté de narration plus que de démonstration, le jonglage
actuel est marqué par le souci de donner un sens au mouvement, les artistes
jongleurs veulent « raconter quelque chose avec leurs
balles », comme le souligne un de nos jongleurs interviewés. Cette pratique artistique s’affirme
donc peu à peu comme un art inscrit dans la contemporanéité, par opposition à
un jonglage traditionnel qui prône la performance et la démonstration
technique, qui dévalorise le corps au profit des objets en mouvement.
Nos recherches nous ont également permis de comprendre le
phénomène d’émancipation, par rapport au cirque, que vit le jonglage depuis une
vingtaine d’années. Ceci apparaît
clairement lorsqu’on constate la multiplication de spectacles entièrement faits
de jonglage ou dans lesquels l’art principal est le jonglage. De même l’espace
investi par ces mêmes spectacles, qui ont pour beaucoup quitté le chapiteau de
cirque pour s’approprier les scènes de théâtre classiques ou encore la rue et
les festivals, est un signe de l’émancipation partielle de la pratique par
rapport au cirque. En analysant le contenu du discours de certains artistes
jongleurs, nous nous sommes aperçus de cette volonté croissante de faire
reconnaître l’art du jonglage comme un entité artistique à part entière. Sans
doute Jérôme Thomas est-il le plus représentatif de ce courant émancipatoire
lorsqu’il déclare son art comme « profondément indépendant ». Est-il
encore légitime de qualifier le jonglage
de « discipline circassienne » ou « art du cirque » ? Quoi
qu’il en soit, il est important de souligner un phénomène d’autonomisation
partielle du jonglage, qui est encore enseigné le plus souvent au sein des
écoles de cirque.
En envisageant la jongle comme un « monde de l’art »
au sens où Howard Becker l’entend, c’est à dire « un réseau
d’activités dans lequel coopèrent tous ceux qui contribuent à faire que l’œuvre
peut être produite dans sa version finale […] », nous avons mis en lumière
que les trois types d’activités au sein d’un monde de l’art retenues par
l’auteur interagissent bel et bien autour du jonglage. Ainsi les activités de
soutien, dont le sociologue de l’art nous précise qu’elles peuvent être
effectuée « par n’importe qui », sont présentes dans le milieu
artistique en matière de jonglage tant au niveau financier, institutionnel que moral. Quant aux
artistes jongleurs, en présentant des spectacles de jonglage ou fait
principalement de jonglage, ils contribuent à développer le second type
d’activités : les activités artistiques. Enfin ces mêmes spectacles
attirent un public en partie spécialiste, c’est à dire un public qui se déplace
pour voir se représenter un artiste jongleur, c’est à dire qui utilise
principalement le jonglage pour transmettre un message ou une émotion à ce
public. Ce sont les activités de consommation.
En répondant aux caractéristiques de la notion exposée par
Howard Becker, nous avons donc envisagé un « monde de l’art du
jonglage », dans une dynamique artistique contemporaine et qui s’émancipe
par rapport au cirque, son plus proche parent. Le jonglage se construit ainsi sa
propre identité, il représente un entité artistique qui reste cependant encore
bien souvent rattachée au cirque : c’est l’ « art du
jonglage » ou encore l’ « art de la jongle ».
Notre
seconde analyse s’est concentrée sur une tentative de compréhension des
jongleurs pour donner du sens au lien social existant entre ces individus.
Par l’apport des théories interactionnistes, notamment avec Erwing Goffman,
nous avons réussi à identifier un ensemble de modes d’interaction
spécifiques entre jongleurs. Au sein de cours de jonglerie ou des ateliers dans
le cadre des conventions de jonglage, nous avons par exemple détecté une forme
particulière de transmission du savoir, avec une pédagogie et une didactique
spécifiques à cette pratique, tendant à se développer et à se structurer pour
optimiser l’apprentissage. Entre l’enseignant et l’enseigné il existe alors une
forme d’interaction de type pédagogique. Le jargon utilisé par les jongleurs,
qui s’apparente à un véritable lexique de figures ou modes de jonglage, est une
façon de communiquer spécifique, de type oral. Le « side swap » également,
qui est une forme de communication écrite puisque il met le jonglage sur
papier, sous forme de partition, est pour des jongleurs un moyen d’interagir,
et rend le jonglage transmissible à qui comprend cette écriture. Le
« passing » quant à lui est une forme d’interaction plus tactile
puisqu’il consiste en l’échange d’un ou plusieurs objets entre plusieurs
jongleurs, afin de créer une forme sur un rythme précis nécessaire à la
continuité du mouvement des objets. Le développement des sites Internet
spécifiques ainsi que l’augmentation du nombre de jongleurs internautes,
souligne également une forme de communication particulière, plus virtuelle mais
bien réelle. Enfin il existe chez les jongleurs un ensemble de ce qu’Erwing
Goffman nomme les « signes du lien », éléments du quotidien qui nous
permettent de dire qu’un individu fait partie d’une entité sociale particulière.
Les traditionnelles massues qui dépassent du sac à dos ne peuvent-elles pas
être analysées comme un signe permettant de dire qu’un individu est
« jongleur », ou du moins qu’il s’identifie au groupe social des
jongleurs ?
Les jongleurs interagissent et se regroupent, sur des
places urbaines pour une pratique « sauvage », sur des lieux plus
officiels comme les cours ou les rencontres de jonglerie (ou « conventions
de jonglerie », qu’elles soient locales, nationales ou européenne), mais
encore sur les « sites » Internet. En ce sens les jongleurs partagent
des espaces de pratique ou de rencontre qu’ils s’approprient pour jongler,
apprendre à jongler, discuter de jongle, ou simplement pour le plaisir d’être
présents.
Notre enquête nous a également montré que l’ensemble
des jongleurs partage un certain nombre de valeurs communes. Celles qui
apparaissent le plus sont l’ « ouverture » (aux autres, à
l’art), le « partage », la « solidarité ». Un de nos
interviewés va même jusqu’à dire que les jongleurs croient en des valeurs
« soixante-huitardes ». Quoi qu’il en soit, il existe bien autour de
la pratique du jonglage une véritable éthique, dont les valeurs sont partagées
par les jongleurs, à des degrés différents.
La recherche d’émotions collectives ressort comme un des
motifs qui poussent les individus à se regrouper, à vivre leur jonglage
ensemble. Qu’elle soit d’ordre tactile (pratique pure), communautaire (se
regrouper) ou artistique (créer et représenter), cette recherche d’émotions est
prégnante chez les jongleurs. Notre enquête souligne ainsi qu’un certain nombre
d’entre eux cherche dans le jonglage un bien être, ce qui apparaît particulièrement
dans les conventions officielles, dans lesquelles la venue des jongleurs est
caractérisée par une diversité de motivations. Les uns viennent pour jongler
90% du temps alors que d’autres viennent pour parler jonglage, regarder les
autres, faire la fête…etc. Quels que soient les préoccupations particulières de
chaque jongleur, leur présence est due à un souci premier : «être
ensemble» auquel se greffe la motivation de chacun. Si ce phénomène a été
observé particulièrement dans ces rencontres officielles, il se retrouve
néanmoins dans d’autres circonstances, au sein de regroupements plus informels.
Les jongleurs communiquent et se regroupent abondamment,
partagent des lieux, une vision de la vie, une éthique et sont à la recherche
d’émotions collectives. Le groupe social « jongleurs » présente
toutes les caractéristiques d’une « communauté » au sens post-moderne
du terme.
Cette analyse se complexifie lorsqu’on observe la variété
des approches de la pratique. Au sein de ces regroupements, force est de constater
que chacun vit la jongle différemment. Chaque cas particulier est
matériellement difficile à mettre en lumière, c’est pourquoi nous avons utilisé
l’analyse typologique comme outil nous permettant de relater les différentes
relations à la jongle observées. Une première étude nous a permis de faire une
distinction entre jongleurs professionnels et amateurs, en fonction du rapport
à l’espace et au temps, du mode spécifique d’interaction utilisé, de la
relation à la pratique, du corpus de valeurs partagées, ainsi que de la nature
du lien social avec le groupe. Selon ces mêmes critères, une analyse plus
poussée nous a permis de distinguer au sein des amateurs trois modes de
relation à la jongle. Quatre idéaux-types sont donc apparus au terme de
l’enquête : « le jongleur dilettante », le « jongleur
éclairé », le « jongleur artiste », le « jongleur
professionnel ». Ce n’est bien sûr
pas un système de catégorisation en fonction du niveau de pratique, mais bien une
typification mettant en valeur des modes de relation à la jongle.
En donnant du sens aux relations entre individus pratiquant
la jongle, nous sommes arrivés à la conclusion que les jongleurs sont les
acteurs d’un système d’interactions spécifiques, qu’ils s’affirment membres
d’un groupe social et créent un lien de type communautaire fondé sur
l’affectif, que ce lien est construit de façon intime et personnelle. Ils constituent une véritable communauté dans
laquelle chacun se construit sa propre identité « jongleur ».
C’est en rapprochant ces
deux processus identitaires, artistique et communautaires, que le « monde
de la jongle » prend alors tout son sens. Celui ci englobe ces deux
dimensions et les met en interaction. C’est ainsi que nous avons fait le
constat que l’affirmation du jonglage en tant qu’entité artistique est une
cause de la massification de la pratique du jonglage en France et de la
construction d’une identité « jongleur », spécifique mais rattachée
au cirque. En effet la pratique amateur en général se construit en référence à
une pratique artistique et souvent professionnelle, qui innove et propose de
nouvelles formes, qui font elles mêmes évoluer la pratique de la
« masse » des amateurs. Ce qui est vrai en musique l’est également en
matière de jonglage. De plus l’émancipation relative de cette pratique par
rapport au cirque fait que les jongleurs se reconnaissent désormais de plus en
plus comme tels et de moins en moins comme « circassiens spécialisés dans le jonglage ». Inversement l’émergence
d’une communauté de jongleurs est une cause du développement artistique actuel
du jonglage et de sa reconnaissance sociale et institutionnelle. Avec
l’émergence d’une pratique amateur est apparu un public spécifique, voire
spécialisé. Ce public est la source d’une dynamique artistique qui pousse des
artistes à créer des spectacles faits principalement de jonglage. Cette
influence réciproque s’apparente en quelque sorte à un processus mercantile où
l’offre et la demande se suivent pour aboutir au résultat qui est l’œuvre
artistique basée sur le jonglage, dont des individus amateurs de jongle en constituent
le public, ou du moins une partie.
La mise en relation de
ces deux processus d’identification met également en lumière la séparation
entre le milieu des professionnels du jonglage et celui des amateurs, qui
correspondent en outre à deux stades de construction de l’identité
« jongleur ». Il est certes tentant d’associer l’artistique au professionnalisme,
ainsi que le communautaire à l’amateurisme. L’enquête montre cependant que d’une
part des jongleurs amateurs ont une activité artistique, et que d’autre part des
jongleurs professionnels ont une activité communautaire, ce qui vient fortement
complexifier cette construction identitaire.
Ce processus d’identification se complique davantage
lorsqu’on le rattache au cirque et qu’on l’ouvre aux notions de « communauté » et de
« monde ».
Nous avons en effet fait l’hypothèse d’un monde de la
jongle qui met l’artistique et le communautaire en interaction autour d’une
identité « jongle ». L’utilisation de la notion de « monde de
l’art » nous a paru également pertinente. Il est possible cependant d’interroger
davantage cette notion en mettant en lumière la dialectique monde de
l’art/monde communautaire. Ou encore monde des professionnels et monde des
amateurs, qui apparaissent souvent bien séparés. Faire le parallèle entre monde
de la jongle et monde du cirque, chacun englobant amateurs et professionnels,
peut paraître également pertinent.
De même la notion de communauté peut être questionnée :
que dire d’une séparation entre communauté amateur et communauté des
professionnels, ou encore « corporation » des jongleurs professionnels ?
La communauté des jongleurs et celle du cirque peuvent elle aussi être
comparées, sont-elles aussi clairement séparées ?
Il semble que si l’on prend en compte la multi dimension du
sens donné aux notions précédemment citées, l’analyse devient plus complexe. Il
est nécessaire de faire des choix sémantiques afin de « rendre
intelligible cette réalité sociale » selon Dominique Schnapper, mais
nier la possibilité de comprendre autrement les jongleurs serait réduire
artificiellement cette complexité sociale.
Beaucoup de questionnements subsistent donc, la satisfaction
d’une recherche aboutie réside d’après nous dans la mise en interaction des
dialectiques jongle/cirque, art/communauté, professionnalisme/amateurisme,
autour de la notion centrale « monde », qui doit être clairement
définie et dont l’emploi doit être pesé et interrogé, si l’on veut de cette
recherche qu’elles soit la plus intelligible possible.
Bibliographie :
-
Weber M. (1968). Essais sur la théorie de la
science. Paris : Plon
-
Becker Howard (1988) Les mondes de l’art. Flammarion.
-
Goffman E. (1973). La mise en scène de la vie quotidienne.
Paris : Minuit.
-
Schnapper D. (1999). La compréhension sociologique.
Paris : PUF.
-
Gastelais Pierre (2005). Le monde de la
jongle : entre pratique artistique et pratique communautaire. Mémoire
de MASTER en STAPS. Université de Rouen.
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